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Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve. Cette phrase d’Antoine de Saint-Exupéry m’est revenue lorsque le téléphone a sonné en mars dernier. Au bout du fil, Christophe Crampe, président de l’association « World Diabètes Tour » (créée en 2008),  me conviait à participer à une étonnante équipée. Cet ancien patient que j’avais reçu quelques mois plus tôt pour une consultation de médecine de montagne avant qu’il ne gravisse, avec cette même association, le Kilimandjaro en septembre 2013, en compagnie de sa femme diabétique, Delphine,  me proposait d’accompagner au Pérou, un groupe de diabétiques de type 1 (dit insulino-dépendant). Cette association montait un trek de cinq jours jusqu’au Machu Picchu, la mythique cité inca, avec une équipe internationale, pour démontrer que l’on peut être diabétique, insulino-dépendant et pratiquer un sport extrême, en l’occurrence la randonnée en haute montagne.

 

Première photo : Place principale de Cuzco au Pérou

Nous sommes donc partis en juillet pour le trek du Salkantay, un périple d’environ 75 km en cinq jours avec des dénivelés impressionnants, allant de 2000 à 4600 mètres d’altitude avec des va-et-vient abrupts. Spécialiste de la médecine sportive et de montagne, habitué des treks à titre plus personnel que professionnel, je rencontre peu de patients diabétiques car il leur est souvent recommandé de ne pas grimper ni de faire de la plongée pour leur éviter de subir les effets de la variation de leur glycémie. C’était donc quasiment une première.

 

 

 

Deuxième photo : L’équipe internationale provenant de 4 continents.

 

 

 

 

 

 

J’avais emporté dans mes bagages un caisson hyperbare (caisson de recompression portable) ainsi qu’une quantité relativement importante de médicaments destinés à traiter le mal aiguë des montagnes et ses complications, du paracétamol, des corticoïdes et même du Viagra, dont l’une des utilisations premières, avant d’aider des hommes à vivre leur sexualité, est de traiter l’œdème pulmonaire de haute altitude (OPHA). Le sac de recompression ressemble à une grosse saucisse jaune, une entreprise du Rhône les conçoit, la société CERTEC. Il permet de simuler une descente à 2300 à 3300 m d’altitude. Donc de remonter la saturation artérielle en oxygène. Au niveau de la mer, on compte 21% d’oxygène dans l’air. Au sommet du Mont Blanc, c’est 11,5%. Tout en haut de l’Everest, c’est environ 6,5 %.

Troisième photo : Une de nos deux mûles médicale.

 

La sensibilité au manque d’oxygène est avant tout génétique. On peut s’acclimater à l’altitude avec plus ou moins d’aisance selon le capital qui vous a été transmis. Enchaîner de longues journées de marche, si l’on s’entraîne, est possible, mais l’acclimatation à l’altitude est une chance qui vous est donnée, ou non, au départ. Avant de connaître sa prédisposition à trouver son souffle en déambulant sur les crêtes, ce qui ne peut se faire sur un viaduc ou un mur d’escalade, il faut prévoir des pauses, prendre le temps d’écouter son corps pour voir si l’on a une bonne réponse cardiaque et une bonne réponse respiratoire.

Cette prédisposition, je pensais l’avoir éprouvée pour moi, très intimement, au cours de deux expéditions au Népal. Lors de la première en 2009 où nous sommes passés de 4900 à 5900 mètres en une journée sur l’ascension du Mera Peak. La trop grande rapidité d’ascension a eu raison de moi cette année là. En 2011, sur l’ascension du Chulu Far East, une violente tempête et surtout une grande fatigue m’ont fait dire stop vers 5 300 m. En 2013, lors d’un raid en ski nordique au Spitzberg, c’est plutôt la confrontation au grand froid polaire qu’il a fallu « maîtriser ».

Je me suis donc envolé pour le Pérou avec beaucoup d’interrogations, me concernant d’abord, et toujours avec cette crainte, présente depuis mon serment d’Hippocrate en 2005, de ne pas exceller dans ma matière. Etre à la hauteur des attentes de ce groupe. Comment allait-il se comporter ?

Après 13-14 heures de vol depuis Paris et une très courte nuit à Lima (au bord de l’océan, altitude = 154 m), j’ai pris un avion pour Cuzco. Située au milieu de la Cordillère des Andes, la ville culmine à 3400 m d’altitude. Sur place, certains patients avaient déjà commencé à s’acclimater aux effets d’une telle hauteur sur l’organisme : raréfaction de l’oxygène et de l’eau dans l’air, pouvant entraîner des déshydratations. Et à faire connaissance. Le groupe comprenait un médecin brésilien spécialiste du diabète infantile, un endocrinologue canadien, un physiologiste canadien (ces spécialistes étudient la variation de la glycémie), tous deux diabétiques et d’autres patients diabétiques, tous de type 1 (insulino-dépendant) venus de Chine, d’Inde, du Pérou, du Brésil, des Etats-Unis, des îles Canaries et de France.

Cette équipe internationale était aussi accompagnée d’un cameraman, Dan et d’un producteur, Wes, réalisant un reportage pour le groupe Sanofi qui finançait l’expédition. J’espère leur avoir montré mon meilleur profil mais, comme vous le verrez, pas toujours…

A peine le temps de faire connaissance, de visiter un peu la cité aux murs de pierres incroyablement taillés, nous avions rendez-vous à l’hôpital local pour rencontrer des enfants diabétiques et leurs parents. Au Pérou comme dans de nombreux pays, en Inde et en Chine par exemple, les diabétiques sont victimes de discriminations, leur maladie est une tare, particulièrement honteuse quand elle accroît les difficultés de toute une famille. Quand un papa nous a demandé, à nous médecins étrangers accompagnés d’une caméra, quand sa fille allait guérir de ce diabète, nous avons tous senti qu’on décevait un espoir absolu. La santé de la fillette n’était pas seule en jeu, il nous interrogeait aussi sur son avenir social. Nous qui avions fait le trajet des quatre coins du monde pour faire tomber quelques idées reçues sur le diabète, pensions-nous, nous nous heurtions à une réalité : l’inégalité de prise en charge des diabétiques d’un pays à l’autre.

Le cœur un peu lourd de ce moment douloureux, le lendemain matin à 5 heures, nous sommes montés dans le bus qui nous conduisait au point de départ de notre expédition, à Cruzpata, situé à 3050 m. Ces journées de marche se sont organisées assez facilement du point de vue logistique. Chacun portait son matériel. Deux mules nous suivaient, l’une pour transporter tout le matériel médical, l’autre pour se charger le dos d’un éventuel malade qui aurait besoin de se reposer. Nous étions accompagnés de deux guides péruviens parlant français, de porteurs et de cuisiniers qui nous concoctaient trois repas par jour. A côté de cette organisation, les médecins veillaient sur les trekkeurs diabétiques. Les personnes diabétiques sont très autonomes. Elles étaient cadrées par les endocrinologues mais, équipées de capteurs informatisés glissés sous la peau, elles étaient à même de vérifier seules leur taux glycémique et donc de s’injecter la bonne dose d’insuline. Même avec ce procédé automatisé, il fallait toutefois vérifier ce taux de façon manuelle en se piquant le bout du doigt afin d’éliminer une possible défaillance du capteur sous cutané. En effet, altitude et électronique ne font pas toujours bon ménage !

Quatrième photo : Un des nombreux contrôles glycémiques de notre expédition.

Je savais, compte-tenu des dénivelés que nous allions encaisser, que l’essentiel de ma mission de médecin de montagne se jouait les deux premiers jours. Je devais donc gagner leur confiance très rapidement, et accepter de me faire « challenger » par des sportifs entraînés et/ou des personnes peu impressionnées par le corps médical. Antonio, triathlète, niveau Iron man, m’a confié qu’il faisait de son diabète une arme : « Une hypoglycémie, je sais ce que c’est, m’a-t-il dit, contrairement à beaucoup d’autres sportifs qui l’ignorent. Dès les premiers symptômes, j’agis en conséquence ». Si tous ne pouvaient pas rivaliser avec Antonio, ils avaient en commun une grande volonté d’aboutir. Le premier jour, nous avons marché environ 8 heures, alternant entre la pluie et le froid au niveau de notre premier camp à 3900 m. Le lendemain, personne n’était dans des conditions optimales pour affronter la journée la plus dure du trek. Ce jour-là nous avons attaqué le Salcantay, qui culmine à 6271 m, couvert de glace. Nous n’avions pas prévu d’aller si haut, nous n’étions pas équipés pour cela d’ailleurs, mais nous devions passer un col à 4600 m, le Salkantay pass.  Je tenais à ce que tous franchissent le col dans de bonnes conditions. Je m’invitais près d’eux au moment de la prise des médicaments et j’essayais d’avoir un œil vigilant sur chacun de nos neuf patients. Les symptômes du mal des montagnes ressemblent pour certains à une crise d’hypoglycémie : une fatigue s’abat soudainement sur le patient, comme s’il avait un « coup de pompe », des nausées et des vertiges peuvent apparaître, ainsi que des maux de tête. Or les traitements ne sont pas les mêmes. Je me suis heurté à la barrière de la langue, à l’orgueil –salutaire, évidemment, mais à double tranchant- de ces hommes et femmes, et à leur mutisme de diabétiques au quotidien. S’ils avouaient un symptôme, il fallait avoir l’ouïe fine car jamais ils ne répétaient. Une chose m’a énormément servi pour les mettre à l’aise : j’ai été moi-même victime du mal des montagnes, j’ai vomi la veille du passage du Salkantay pass, et aussi le lendemain, ce qui a permis de délier les langues. Le passage du col a été plus facile que je ne l’imaginais. « Seulement » quelques hypoglycémies modérées, rien de dramatique. Le sac de recompression est heureusement resté vide. Puis nous avons entamé notre descente, vers les gorges subtropicales, en direction du Challhuay camp à 2 900 m. Un gros orage nous a défiés à la nuit tombée, la fin du parcours de nuit a été très chaotique ! Un mélange d’obscurité, de boue, de froid et de pluie et de dévers !

Cinquième photo : En route pour le Salkantay pass

 

 

 

 

 

 

 

Sixième photo : Vue du Salkantay pass

 

La troisième journée a été plus simple au cœur de la forêt tropicale, nous passions de 2 900 à 2 100 m.

La quatrième journée nous a amenés à Aguas Calientes au pied de notre objectif final, le Machu Piccu.

Beaucoup de dénivelé lors de cette journée, 800 m en positif et 950 m en négatif pour atteindre l’altitude de 1 850 m.

 

 

 

Après une nuit plus réconfortante que les précédentes à Aguas Calientes, nous nous sommes levés à l’aube pour emprunter un tronçon du Chemin de l’Inca, cet escalier des sentinelles devenu légendaire qui mène en haut de Machu Picchu, la résidence de l’empereur Pachacùtec. 450 marches énormes, taillées dans le roc et polies ou défoncées par les millions de pas des routards du monde entier. Quelle séance sportive pour les cuisses ! Il m’a fallu une cinquantaine de minutes pour atteindre le site archéologique depuis le bas. Et je n’ai pas vu le soleil se lever sur le site. Certains de mes condisciples n’ont mis que 37 minutes avant de voir surgir devant eux la majesté du Wayna Picchu (que nous gravirons dans la foulée), la grande bosse. Nous sommes restés perchés sur ce promontoire incroyable, arpentant les vestiges de 8 heures à 14 heures. Puis nous sommes redescendus à pied ou en bus à Aguas Calientes d’où nous avons pris le Peru rail. De son bord nous avons pu revoir les paysages incroyables que nous avions traversés le nez sur les lecteurs glycémiques et sur les horaires des piqûres.

 

Septième photo : L’équipe internationale sur le site du Machu Picchu.

 

 

 

 

 

 

 

Huitième photo : Delphine et Christophe sur le site du Machu Picchu avec le drapeau du site internet « planète insuline » présentant l’association « World Diabètes Tour ».

 

J’ai « atterri » à Lyon 48 heures plus tard. La tête emplie de cette drôle de lumière qui émanait de nos patients diabétiques. J’ai repensé à mon parcours de médecin, généraliste d’abord, pour être aujourd’hui médecin du sport et de montagne. Passer d’une médecine où l’on prescrit à tout va à une médecine où l’on ne prescrit presque rien, où l’on apprend aux patients à se connaître d’abord, appelle une remise en cause fondamentale qui consume beaucoup d’énergie. Accompagner ce groupe de neuf patients m’en a demandé beaucoup aussi, mais m’a donné de grandes joies.

Face à cet éventail de nationalités, j’ai remarqué entre tous ces malades du diabète un point commun, qui leur tient sans doute lieu de force de caractère : pour eux, le diabète n’est pas une maladie insidieuse et chronique comme pour nous médecins. C’est un état, une condition, cela fait partie d’eux, de leur schéma corporel, comme un troisième pouce qui s’ajouterait sur l’une de leurs mains et ils refusent de vivre le diabète comme un mal qui pourrait les freiner. Parfois, il m’a semblé qu’ils allaient peut-être trop loin. Mais aujourd’hui j’en suis certain : avec de l’attention à son corps et une bonne connaissance de son diabète, on peut beaucoup mieux profiter de la vie et renverser des montagnes !

 

Un grand merci à Delphine,Christophe et à toute l’équipe pour m’avoir donné votre confiance.

Cette expérience restera à tout jamais dans ma mémoire.

Merci à Julie, mon éternelle plume.

 

Docteur Anthony VALOUR